Spacious great deals est une série photographique qui prend pour point de départ le phénomène des Hongza (ou ghost house). Une ghost house est une habitation dans laquelle il y a eu un décès, soit accidentel soit naturel. Par superstition, les habitant.e.s peuvent renseigner dans un registre public les lieux ayant été des « scènes de crime ». Ces événements ont pour effet de faire chuter le prix de mise en vente des biens immobilier de 40 à 50%.
En parcourant des sites d’annonces immobilières Hong-Kongais, Eliot Ruffel prélève une matière photographique, celle des photographies des biens. En les retravaillant, en zoomant, en recadrant, se déploie alors la quête d’une trace de ce qui a été, de ce qui fait état d’un présent dans le but d’une mise en vente future. Le registre purement commercial se voit alors relayé au second plan, comme pour rendre mémoire à l’événement même qui a initié la mise en vente du bien, et donc sa prise de vue. En creux se dessine aussi un portrait de l’habitation Hong-Kongaise, allant du penthouse moderne aux appartements divisés et précaires.
Cette série s’arrête à la surface, celle que reflète les vitrines du « village commercial » de la Vallée Village (Val d’Europe). En oscillant entre un registre documentaire et d’appropriation d’images, cette série met en scène un idéal grinçant d’un mode de consommation, de vie. Les images font bloc et obstruent la vue de ce qui pourrait exister derrière, comme si la surface en était la finalité, celle de paraître.
Visible jusqu’au 31/08/2025 au sein de l’exposition collective Zoom Zoom Z au FRAC Normandie.
« Je lui demande à quoi il pense et sans lui laisser le temps de répondre je jette un coup d’œil en bas de la falaise, je dis que c’est plutôt haut vu d’ici, tu t’imagines sauter des fois ? »
Max n’a pas mis longtemps avant d’emmener Lou sur le bunker qui fait face à la mer. Les deux amis s’y retrouvent presque tous les soirs de ces vacances caniculaires, regardent partir les ferrys et la parole se délie au fur et à mesure que les bières descendent. C’est un de leurs points communs, de ne pas être trop bavard. Il y a aussi l’ennui, les jeux qu’ils s’inventent, cette ville qu’ils sillonnent avec sa jetée, comme un pont vers le néant. Les pêcheurs s’y disputent les meilleurs emplacements et au bout, on saute dans l’eau en évitant les rochers. On passe à l’âge adulte.
Comment devenir un homme quand les pères ont la main lourde les soirs de défaite de l’OM ou sont absents et que les frères sont partis ?
Dans un premier roman débordant de tendresse, Eliot Ruffel explore le langage des corps et des regards. Au cœur des silences, se dégagent la beauté et le drame d’une amitié.
Le père commande des frites, des frites pour le gamin, avec du ketchup pour la sauce. Il dit ketchup en regardant la serveuse, en lui glissant que le gamin il est pas fan des sauces blanches, fin, m’voyez. Il tente un clin d’œil le père, et le gamin il voit tout parce que le gamin est en âge de dire que lui la mayo il aime pas ça mais son père tient à dire qu’il le connait son fils, à dire que pour son gamin c’est le ketchup, jamais la mayo. La serveuse esquisse un sourire de gêne mais ça empêche pas les gros bras du père de rouler des mécaniques parce que le Buffalo-Grill tous les vendredis c’est un peu devenu chez lui et chaque vendredi il roule ses bras comme ça, il les écarte de son buste et les rabat doucement en contractant et la serveuse elle dit et pour vous alors qu’est ce que vous prendrez alors que la serveuse elle sait parce que tous les vendredis après avoir roulé de ses gros bras le père il commande le steak tartare, bien cru bien froid ça le rapproche de la bête qu’il s’apprête à manger. C’est comme ça qu’il parle de lui une fois que la serveuse tourne le dos, une fois qu’il s’est bien rincé l’œil sur elle. Il dit ton père, il dit ça au gamin, il dit ton père c’est une bête alors comme toutes les bêtes il faut qu’il mange d’autres espèces, comme cette jolie biche, celle qui lui a demandé pour son tartare, celle à qui la bête qu’est ton père a répondu saignant sourire aux lèvres mais ça la serveuse elle sait, parce que tous les vendredis elle le sert son steak tartare saignant. Le père il dit à son fils que comme toutes les bêtes, il chasse, et la chasse c’est surtout épuiser la proie à l’usure, comme la pêche, que le poisson une fois qu’il a mordu il faut lui laisser du mou, le laisser nager et lutter et nager et lutter et nager et lutter et une fois que le poisson il est fatigué, là, il est prêt à être pêché, à être sorti de l’eau. Pour les femmes c’est pareil mon fils. Le fils lui il a les yeux sur le set de table, il préfère lire le menu que d’écouter son père débiter ses conneries une à une mais il sait aussi qu’il a pas vraiment le choix d’être ici, qu’un vendredi sur deux c’est Buffalo-Grill, que s’il sait choisir sa sauce tout seul il lui doit encore au moins ça au père, de faire acte de présence les vendredis soirs. Des fois, avant le Buffalo-Grill, il y a le bowling. Le fils il aime pas vraiment ces vendredis mais il sent que pour son père le jour bowling c’est un grand jour. Bowling-Buffalo-Grill. C’est vers la zone indus’, parce que tous les bowlings sont en zone indus. Le bowling il est juste à côté du Buffalo-Grill et les vendredis bowling le père il fait la même blague au fils. En sortant du bowling il tourne la tête et il regarde son fils surpris en disant t’as vu ce que je vois là ? T’as vu ce beau Buffalo-Grill ? Ça te dirait un bon steak frite avec du ketchup ? Et le fils à chaque fois il accepte, il hoche la tête sourire forcé, parce que le fils il se dit que c’est qu’un soir dans la semaine, qu’un vendredi sur deux. Mais il se dit surtout qu’au début il trouvait ça cool, les vendredis Bowling-Buffalo-Grill, qu’au début, quand il a commencé à voir son père un week-end sur 2, ça claquait au collège le lundi de dire qu’avec son père il avait fait un Bowling-Buffalo-Grill. Fallait voir la tête des autres quand le fils il leur disait, tous jaloux mais tous disaient que c’était pas dingue, surtout de faire un truc avec son père, surtout avec le sien, celui du fils. Les autres ils ont la vanne facile, alors dès le début ils ont préféré tailler plutôt que d’avouer qu’ils en mourraient d’envie. Au bout de dix vendredi Bowling-Buffalo-Grill le fils il en a eu assez, mais le fils il l’a jamais dit parce que le fils il a compris qu’aux yeux du père c’est son cadeau, que le père il peut pas faire plus, que pour lui c’est ça un bon vendredi avec son fils, son seul et unique fils.
La serveuse revient avec le tartare et le burger, bouteille de ketchup vissé à la ceinture. Elle pose le plat du gamin et le gamin sourit mais le gamin gêné plante son regard dans son plat. Le fromage dégouline sur le steak coincé entre les deux pains. Elle pose le ketchup à côté de son verre et se tourne vers le père, tartare en main. Le père lui dit en rigolant qu’il espère qu’il est pas trop cuit, il rigole, pas trop cuit le tartare alors elle lui dit non non comme un tartare et elle sourit à son tour parce que son métier l’y oblige, parce que sa manageuse le dernier vendredi Bowling-Buffalo-Grill a vu qu’elle avait pas souri à une autre blague du père, une blague sur des tomates et un cœur, son cœur de boeuf, tendre au fond. Elle a pas rigolé et la manageuse l’avait vu parce que la manageuse c’est son métier de voir, et le métier de la serveuse c’est de servir, et servir inclus aussi de sourire, et surtout rigoler, toujours rigoler aux blagues des clients. Certains manquent pas de lui faire remarquer, le père aussi l’a déjà fait une ou deux fois, lui dire qu’en supplément il aurait bien aimé un sourire. Les clients ils veulent toujours des suppléments, de la gratuité. Ils viennent à Buffalo-Grill parce que la salade d’entrée sauce blanche elle est gratuite, et quand c’est gratuit les clients ils ont l’impression de faire des économies. Savent pas qu’à 16 euros le menu burger le moins cher ils se font voler les clients, mais ça personne le sait, pas même la serveuse parce qu’elle elle rapporte 1500 euros les mauvais soirs, et elle sur les 1500 euros d’une soirée elle en prend 100. Des fois ça lui traverse l’esprit que comme les clients, quelque part elle aussi elle se fait un peu voler alors le meilleur moyen pour renverser la balance c’est de sourire comme sa manageuse lui a dit, parce que les pourboires viennent plus facilement avec le sourire et les rires forcés, comme celui qu’elle force à la blague du père, non non pas trop cuit ce tartare ne vous inquiétez pas. Le père il sent que ça connecte, qu’il se passe quelque chose avec la serveuse aujourd’hui, plus que les autres vendredis Bowling-Buffalo-Grill. Il se dit même qu’il aurait dû venir sans son gamin, qu’il aurait dû le laisser chez sa mère et venir ici seul parce que le père il est un peu gêné de faire ça devant son fils, même s’il faut bien qu’il apprenne le gamin, qu’il voit de ses propres yeux comment ça marche avec les femmes. Alors il enchaine, lui dit il y a du monde ce soir et la serveuse elle dit oui oui pas mal. Je vous vois courir lui dit le père, je vous vois courir partout, ça doit être pour ça que vous gardez la ligne. La serveuse se penche et pose le tartare sur la table. Elle sourit, de gêne, mais ça le père il le voit pas parce que le père il a senti que ce soir il s’passait quelque chose avec la serveuse. Elle dit merci c’est gentil et il dit pas de quoi, qu’il faut dire les choses quand on les pense et en disant ça il essaye d’imaginer ce que la serveuse elle pense de lui, de lui mais surtout de ses gros bras qu’il écarte de nouveau et rabat doucement le long de son buste, juste histoire que ça aide la serveuse à savoir ce qu’elle pense de lui. Le gamin a déjà la bouche pleine, il a déjà tapé la moitié de son burger en 2 bouchées parce que le gamin il est suffisamment grand pour en manger deux des burgers. Bouche pleine il mâche en regardant son père rabattre ses bras le long de son buste et la serveuse gênée dire bon appétit avant de partir. Le père se tourne vers son fils et lui demande s’il est bon le burger, alors il est bon ton burger ? La cuisson comment ? Le père il demande comment la cuisson alors que le steak ça pourrait être de la semelle que le gamin s’en foutrait pas mal, que le gamin ça l’empêcherait pas d’en manger deux de ces burgers semelle fromage ficelle. Il fait un pouce le gamin, pouce en l’air parce que le burger entier il l’a dans la gorge et ça galère à descendre l’œsophage alors il attrape le coca et il descend le verre d’un coup. Le gamin il expédie ça en vitesse, veut pas trainer le gamin. À l’école ça a dit que son père il savait faire que ça de toute façon, ouvrir sa gueule pour rien et faire rouler ses muscles. Ça imitait le père dans la cours de récréation parce que le père il hésitait pas à faire rouler ses muscles un peu partout, mais surtout aux réunions parents-profs, parce que la prof de français pareil que la serveuse il y a une fois où il a senti une connexion le père, alors le père il roulait il roulait et il bombait le torse pour lui montrer à Mme.Deschamps de quel bois il se chauffait. Ça a fuité, parce que le père du gamin il avait voulu lui montrer à Mme.Deschamps, et le père du gamin il l’avait appelé Mademoiselle tout le long alors que sur sa porte c’était bien écrit Madame. C’est pour ça que le gamin il expédie le burger, qu’il dit non quand le père lui demande s’il veut un dessert, s’il a eu assez, s’il en veut encore. Le père il est sacrément fier de voir son fils avec un tel appétit, voir son fils s’enfiler un burger sans se soucier de comment la sauce dégouline le long de son menton. Fier le père de voir que ça lui fait plaisir au gamin, parce qu’on mange pas comme ça quand on a pas autant de plaisir. C’est comme toute chose, sans plaisir ça vaut pas vraiment le coup. Un bon vivant le père, c’est ce qu’il dit à son fils qui s’essuie la gueule, t’es comme ton père toi, un bon vivant, on aime les bonnes choses toi et moi. Le gamin se sert un verre d’eau pour envoyer le tout dans l’estomac, regarde son père et acquiesce, toi et moi, se dit qu’il a jamais été aussi proche de son père que dans ces mots, dans cette formule tout juste sorti de la bouche de son père. Parce que le père il a qu’un vendredi sur deux pour se rapprocher de son fils, alors des fois il faut mettre les bouchées doubles, passer vite sur le bilan des deux semaines précédentes pour aller directement à l’essentiel, à savoir ce qu’il se passe entre les deux, à savoir que le père organise des vendredis Bowling-Buffalo-Grill. Le père il dit souvent qu’il pourrait l’emmener le gamin, qu’il pourrait l’emmener où il veut, genre à la piscine ou ces conneries mais le gamin il cause pas trop, sait pas trop ce dont il a envie. Un vendredi sur deux faut que ce soit grandiose, t’vois, faut que ça brille dans les yeux du gamin, que même s’il a pas faim pour un dessert faut lui en prendre un, qu’il le mange ou non mais au moins il pourra pas rentrer et dire à sa mère que son père c’est un radin, un de ces connards de radins qui économisent sur le dos de leurs gosses qu’ils voient une fois toutes les deux semaines. Alors le père il cherche l’attention de la serveuse qui passe en courant dans l’allée en disant chaud chaud attention, monsieur, madame, en servant la table d’à côté. C’est sur le chemin du retour que le père finit par l’avoir, l’attention de la serveuse. Elle demande s’ils ont fini, si elle peut débarrasser, s’ils veulent un dessert pour finir sur une note sucrée. Ça c’est la manageuse qui lui a mis dans la bouche, la note sucrée, elle trouvait que ça faisait plus proche du client, moins distant, que les clients ils aiment bien qu’on les dorlote, qu’on leur parle comme à des gosses. Le gamin d’un coup s’dit que finalement ça pourrait l’intéresser, une petite note sucrée, qu’un chocolat qui fond avec une boule de vanille ça pourrait lisser le tout. Le père il dit oui oui faisons ça avant de demander la carte des desserts comme s’il ne la connaissait pas par cœur. Alors la serveuse elle revient avec en disant que le dessert du jour c’est le fondant au chocolat. Le dessert du jour c’est le même dessert que tous les jours, pas trop chiant à faire le fondant. En cuisine ça le sort du congélo et ça l’enfile au four pour 8 minutes et comme les clients attendent 10 minutes avant d’être servi doivent se dire qu’il est fait maison le fondant. Le gamin il dit qu’il veut, il dit moi je veux bien un fondant alors que le gamin il a les dents du fond qui baignent, sait même pas s’il lui reste de la place et surtout s’il a envie de prolonger le moment, assis sur cette banquette rouge en face de son père. Le père il hoche il dit qu’un fondant c’est bien, oui c’est bien, que son fils il est gourmand, un peu comme son père, enfin m’voyez. Elle dit oui oui je vois, et pour vous ? Le père il sent qu’il l’a contrarié la serveuse, que jusqu’à là ça s’est bien passé alors il tente de rattraper le coup en disant que le chocolat, oui le chocolat dans la famille c’est quelque chose et la serveuse elle dit oui oui et pour vous ? Il comprend pas le père, s’dit que la serveuse elle a dû prendre une chasse par sa manageuse parce qu’elle passait trop de temps avec lui, à discuter et minauder. Le père il cherche pas vraiment à comprendre mais le fils il commence à transpirer à grosses gouttes parce qu’il sent que le sourire de la serveuse commence à avoir des spasmes, et le gamin il sait que les spasmes c’est toujours quand on force sur un muscle, quand c’est pas naturel. Elle le garde son sourire. Elle le tient pendant que le père lui il dit à la serveuse qu’il en a pour deux minutes, le temps de regarder la carte. Sauf que pour la serveuse deux minutes c’est le temps alloué à débarrasser une table, que regarder le père du gamin choisir son dessert ça lui en faisait perdre pas mal, du temps. Elle reste. Crayon en main carnet dans l’autre elle reste là prête à écrire parce qu’elle sent qu’à la fin du repas son sourire sera récompensé, parce qu’elle le connait le père, parce que c’est pas la première fois qu’elle s’occupe de lui. S’occuper des clients c’est aussi la manageuse qui aime ce terme, elle dit souvent aux serveuses quand vous êtes débordées suffit juste de dire on arrive on arrive on s’occupe de vous, et tout de suite ça leur donne 5 minutes de répit en plus. Faut juste que les clients ils se sentent accompagnés, qu’on leur mette même la cuillère dans la bouche si ça déclenche le pourboire. Quand la serveuse est arrivée dans ce Buffalo’, les pourboires étaient encore individuels, chacune sa table et ses sourires. Mais un jour dans un point réu’ orga’ la manageuse elle a annoncé que c’était collectif, que les pourboires ça récompensait l’ensemble de l’équipe de service, nous comme une équipe elle a dit, c’est notre force. Depuis, à la fin de chaque service la serveuse elle dépose ses pourboires dans une caisse et à la fin du mois c’est divisé pour l’équipe, et dans l’équipe service la manageuse s’est inclue, elle a dit je suis comme vous, on ne fait qu’un. Le père il lève les yeux de la carte et dit que finalement il prendra un fondant, comme son fils, une boule vanille oui, comme son fils aussi oui, oui tel père tel fils exactement et il regarde son fils en disant t’entends mon fils, marrant ça, tout pareil. La serveuse sourit avant de tourner les talons en disant très bon choix très bon choix, qu’il faudra attendre 10 minutes pour la cuisson. En entendant son père répondre à la serveuse qu’ils sont pas pressés de toute façon, le gamin plante les yeux dans le set de table parce que lui il aimerait que ça se termine tout ça, que s’il fallait le fondant il pourrait le bouffer à peine sortie du congélo si ça pouvait accélérer les choses, si ça pouvait l’amener directement à l’étape où son père reçoit l’addition en disant en rigolant qu’il doit y avoir un zéro en trop. Il dit souvent ça en rigolant mais fait toujours en sorte que son fils voit les chiffres, que son fils voit que son père n’est pas un radin. Au bowling comme au Buffalo-Grill le père il est soucieux de voir son gamin sourire aux lèvres dire merci en sortant, parce que le père il a loupé pas mal de chose dans l’éducation du gamin mais la politesse, ça, il le devait pas qu’à sa mère.
Les 10 minutes d’attente c’est long pour tout le monde mais surtout pour le fils, parce que lui comme son père ont plus rien à faire de leurs mains et surtout de leurs bouches alors le gamin sait que c’est le moment préféré du père pour parler à son fils. Il dit et alors avec les filles comment ? Ça roule ? Le gamin il hausse les épaules, comme ci comme ça, ça va ça vient mais ça va plus que ça vient parce qu’à l’école ça arrête pas de vanner sur sa gueule au gamin, ça dit de son père que c’est un gars simple. Le gamin a mis du temps à comprendre que simple c’est pas un compliment, qu’on dit des choses qu’elles sont simples mais quand on dit de quelqu’un qu’il est simple, c’est pas la même chanson. Ça vanne tellement sur la gueule de son père que le gamin a arrêté d’en parler, que le gamin il dit qu’il voit plus son père, fini les vendredis Bowling-Buffalo-Grill. C’est pour ça que quand la serveuse arrive, que son père la regarde se pencher pour déposer le fondant devant le gamin, il peut pas s’empêcher de se jeter dessus et de le finir à grand coups de cuillères. La serveuse étonnée lâche un rire et le père il rebondit, peut pas s’empêcher de lui demander si elle en a un comme ça à la maison, si elle en voudrait pas un à la maison parce que ces bêtes là vaut mieux les avoir en photo qu’à table. Elle sourit, répond j’imagine j’imagine et le père ça lui suffit pour comprendre que si elle imagine c’est qu’elle est libre, que la serveuse elle a que son imagination pour imaginer sinon elle aurait dit je connais je connais j’ai les mêmes chez moi figurez-vous. S’redit même que sans le gosse il aurait pu lui proposer à la serveuse, lui demander ce qu’elle fait après ou une connerie dans le genre parce que lui il fait rien, lui une fois qu’il a posé son gamin chez sa mère il y a plus rien qui le retient, plus rien qui l’empêche de laisser traîner son regard sur la serveuse quand elle pose son fondant devant lui. Ça la parcourt de haut en bas, de bas en haut. Un frisson dans la colonne de la serveuse qui sent le regard du père se poser un peu trop près d’elle. Elle dit bon appétit et s’en va, quitte à écourter l’interaction elle préfère aller débarrasser une autre table que de supporter le père, tout ça pour une pièce de 2 euros que sa manageuse coupera en 8 sous ses yeux à la fin du mois. Pas folle la serveuse, connait ses limites et là elle sent que le père il veut les atteindre. La dernière fois qu’un client a cherché à les atteindre la serveuse elle a fini avec une main au cul. Une grosse main de vieux poilu au cul qu’a dit qu’il avait pas fait exprès oui il promettait pas fait exprès j’ai trébuché. Et sa femme qui disait oui oui ça lui arrive de trébucher, des fois c’est sur des meubles des fois sur des femmes, qu’il fallait pas lui en vouloir au vieux parce que vous verrez quand vous aurez notre âge, qu’à notre âge on trébuche beaucoup mais la serveuse elle sait que les vieux poilu dans son genre ils attendent pas d’être vieux pour trébucher, ou alors qu’ils sont vieux dès la naissance. Le père se dit que ça se tente, la main en bas, mais qu’encore une fois sans son fils ça ferait déjà un moment que le nom et le numéro de la serveuse seraient déjà dans sa poche, bien au chaud près des couilles. S’dit que foutu pour foutu quand elle reviendra la serveuse il lui en touchera deux mots, de se voir une fois le service fini, une fois le gosse déposé chez sa mère. Elle elle doit pas être au courant, ni le fils, alors faut qu’il la joue subtil le père, au moment de payer ou une connerie dans le genre faudra être créatif pour lui glisser à la serveuse. Le gamin tasse le tout en gobant la boule de glace encore congelée, s’dit que si elle fond dans son ventre le froid rétrécira la taille de ce qu’il a mangé, ça lancera la digestion. Il regarde son père le regard vers l’accueil manger son fondant avant de lui dire de se magner, il le dit pas comme ça mais il aimerait lui dire de bouger son cul à son père que lui il a pas envie de trainer ici, pas avec lui. Le père en tournant la tête lui demande alors bon ce fondant ? Oui ? Tu m’étonnes. Il demande au gamin s’il connait les bienfaits du chocolat, son côté aphrodisiaque. Le gamin fait non de la tête connait pas aphro-quoi ? Aphrodisiaque, ça veut dire que ça éveille des choses en toi, enfin tu vois non ? Non non voit toujours pas le gamin parce que même si il est suffisamment grand pour s’enfiler deux burgers sait toujours pas ce genre de truc le gamin, vierge comme Marie le gamin. Le père finit son assiette en raclant à la cuillère et essaye de lui expliquer à son fils, tu vois c’est un peu comme l’alcool, ça tu vois non ? Oui ça il voit, l’alcool et surtout le vin aux fêtes de famille, juste une petite goutte, il voit ça le gamin. Alors le père il dit bah tu vois quand t’as bu et qu’il y a des femmes, ça fait tourner la tête non ? Oui oui le gamin dit la tête oui la tête parce que le gamin se souvient quand il a bu au point de vomir sa bile dans un champ à côté. Non non le père il dit, pas l’alcool, les femmes ça fait tourner la tête t’vois. Non non voit toujours pas le gamin et la serveuse revient. Elle demande s’ils ont fini les deux, le père fait oui oui, oui oui on a fini et j’essayais de lui expliquer ce que veut dire le mot aphrodisiaque, vous sauriez-pas l’expliquer vous par hasard ? Le gamin regarde la serveuse ramasser l’assiette du père et dire qu’elle ne sait pas, elle dit je saurais pas l’expliquer à votre fils moi, vous voudrez des cafés ? Le gamin reste en suspens, se demande ce que aphro-truc ça veut dire alors il interroge son père du regard, dis-moi ça veut dire quoi le mot là ? La serveuse sent le moment arriver, elle sent que les muscles du père se tendent, qu’il commence à bomber le torse et quand il ouvre la bouche c’est d’abord ses yeux qui parlent, et ses yeux disent qu’il veut lui montrer à la serveuse ce que ça veut dire aphro-truc. Aphrodisiaque. Ça tend le père tout ce chocolat, s’dit même que c’est maintenant ou jamais que là il a une chance qu’il y en aura pas deux qu’il faut la saisir. Il se penche vers le gamin et met sa main à côté de sa bouche, du mauvais côté, juste histoire que la serveuse comprenne qu’elle doit aussi entendre. Il glisse à son fils qu’aphrodisiaque c’est l’effet que fait le chocolat ou les fraises ou la serveuse qui attrape l’assiette du fils et qui entend le père qui dit la serveuse oui tu vois gamin la serveuse comme le chocolat c’est des choses qui font réfléchir les hommes, enfin t’vois. Le gamin il voit pas mais il comprend en voyant le rouge monter aux joues de la serveuse qu’aphrodisiaque ça doit être un de ces trucs qui se passent entre eux, entre les adultes. Parce qu’à l’école les fois où ses amis ont vraiment les joues rouges c’est quand ils se prennent une chasse par les professeurs ou quand ils s’embrassent, les lèvres rouges ça donne souvent les joues rouges. Le gamin s’dit que ça doit être ça, qu’aphrodisiaque ça appartient aux adultes, mais surtout à l’amour. Il regarde la serveuse faire un pas en arrière. Elle ouvre la bouche mais ne dit rien, marque la pause. La serveuse veut lui dire au père, elle veut lui dire qu’elle a entendu et lui dire qu’il y a des choses qui se font et d’autres pas mais elle sent sa manageuse passer au même moment derrière elle alors elle ravale les insultes et redemande au père s’il y aura des cafés. Elle doit le dire sèchement parce que la manageuse s’arrête, la manageuse se penche à son tour la main sur l’épaule de la serveuse et elle demande si tout va bien, si on s’occupe bien de vous ? La serveuse s’agite en répondant que oui elle fait au mieux mais la manageuse sert un peu plus sa main sur son épaule, lui signifie que la question ne lui était pas adressée. Le père et le gamin hoche la tête tout sourire oui oui c’est parfait alors la manageuse dit bien bien parfait à son tour avant de s’en aller. Le gamin voit les joues de la serveuse écarlate et le gamin il comprend pas, s’dit que la manageuse doit lui faire de l’effet, ou qu’elle vient de se prendre une chasse, ou les deux. Le père sourit, non non pas de café, juste l’addition et un sourire qu’il dit le père. Un sourire à un euro. Pas cher payé le sourire. Un sourire à un euro qui sera ensuite divisé par 8 par la manageuse à la fin du mois. Un euro un sourire. Ça bouillonne dans le crâne de la serveuse, s’dit que les limites le père il les a franchies depuis longtemps, que s’agirait pas trop de jouer avec elle parce que s’il continue c’est son sourire, le sien au père, qu’il va finir par perdre. Elle imagine déjà son sourire sans dent à force de lui les faire manger. Elle en rêve et elle en rêve tellement que la main du père doit passer devant ses yeux et sa voix dire eh oh vous allez bien pour qu’elle revienne à elle et répondre oui oui l’addition je m’en occupe tout de suite. Il la voit tourner les talons et ni une ni deux il se tourne vers le gamin, lui demande s’il a vu ça, s’il a senti la tension chez elle, chez la serveuse. Le gamin fait non, non non, demande à son père si c’est ça aphrodi-truc ? Le père dit oui, oui oui c’est ça, que la serveuse elle a pas eu besoin de manger du chocolat pour être excitée.
Le gamin commence à tourner en rond sur sa banquette. Ça fait long et plus c’est long plus il y a de chances qu’il croise un gars du collège et ça il veut pas non il veut pas parce que tout le monde croit que son père n’existe pas, ou plus. Parce qu’à l’école quand il a arrêté d’en parler les gens se sont interrogés et il a fini par dire qu’il était parti acheter des clopes et qu’il était jamais revenu, parce qu’il trouvait l’image assez drôle et surtout parce qu’il l’avait entendu dans une discussion de plus grands. Le problème c’est que le père il fume pas et surtout qu’il est toujours là, juste devant lui à s’impatienter sur sa banquette. Il attend son retour, celui de la serveuse. À force d’attendre il perd patience, chope la main du fils et le traine, lui dit attrape ton manteau on file on va payer à l’entrée. Le gamin ça lui tire le bras parce que le gamin il pèse quand même son poids, surtout après le burger le fondant et le coca. Il rechigne pas le gamin, c’est tout ce qu’il attendait. En arrivant au comptoir le père cherche la serveuse du regard mais c’est la manageuse qui encaisse. Il n’y a qu’elle qui touche l’argent, sauf les pourboires, enfin même ça elle y touche maintenant. Elle demande si tout s’est bien passé, d’accord très bien, vous cherchez la serveuse vous me dites ? Le père enchaine oui, oui oui la serveuse qui nous a servi, qu’il aimerait bien lui donner un pourboire alors elle dit qu’il a qu’à lui laisser, qu’elle transmettra. Il lâche pas le père et le gamin commence à s’impatienter parce qu’il y a beaucoup de monde qui rentre, qu’à l’entrée tout le monde se croise et qu’aux pieds des cheveux blancs il y aussi des gamins de son âge alors il dit papa depêche-toi dépêche-toi. Le père ignore, dit à la manageuse que quand même il aimerait la revoir la serveuse. Non monsieur, ça fera 34,50 euros s’il vous plait. Le gamin redit depêche-toi dépêche-toi papa et il lui en faut pas plus au père pour s’énerver, gueuler qu’il comprend pas, que le client est roi et qu’aux dernières nouvelles s’il elle lui demande 34 euros c’est bien qu’il est client non ? Je paye donc j’ai le droit qu’il dit. La manageuse elle se laisse pas faire elle dit non monsieur non monsieur calmez-vous, vous payez pour un service culinaire monsieur, non monsieur vous ne la reverrez pas, oui monsieur il faut payer, vous voulez un reçu ? Au revoir monsieur, oui au revoir monsieur. Le gamin se fait trainer par son père de nouveau qui s’est mis en tête de jeter un petit coup d’oeil aux salles pour voir s’il y croisait la serveuse et en se faisant chasser par la mana’, le gamin redit dépêche-toi dépêche-toi papa et ça fuse d’un coup. Le gamin a juste le temps de voir son voisin de français rentrer dans le Buffalo-Grill que la main du père lui voile déjà la face, que la main du père s’imprime sur sa joue déjà rouge de la gêne des jours qui suivront au collège.
La série READY-MADE s’articule autour d’une réflexion sur le travail de Robert Smithson et de Marcel Duchamp dans la mise en mémoire d’un lieu ou d’un objet, qui, par sa reproduction ou son déplacement, modifie sa fonction. Cette série photographique se veut être une documentation de sculptures, se veut pré- server la trace de futures ruines. L’accrochage rejoue l’idée d’une collection, d’un assemblage de prélèvements de réel qui, mis côte à côte, propose un paysage fictif. Le choix du noir et blanc renforce l’attention sur des formes, sur des courbes, des positifs et des négatifs, en somme, des notions de sculpture. Cette série est en cours et s’inscrit dans une pratique quotidienne de la photographie.
Rue du bout de la vie se compose de 2 posters. Ces derniers racontent la vieillesse, autant des lieux qui deviennent ruines que les personnes qui les peuplent. Ce travail a été pensé en référence à l’œuvre Monument of Passaic de Robert Smithson. En reprenant les codes du photo-journalisme (agencement image/légende), ce projet questionne la notion de trace et de mémoire, de comment les ruines personnelles font « monument » (dans le sens de la « mise en œuvre de la mémoire d’un lieu » ( L’immersion dans les ruines de Passaic : le rôle créateur de la fiction dans la perception des monuments, Anaël Marion, p48).
Face A
Extrait du texte :
Elle dit pardon, pardon pour tout mais pardon pour rien. Pardon bonjour. Pardon au revoir. Pardon pardon. Pardon ponctuation qui remplace les points ou les majuscules dans les phrases courtes qu’il lui arrive encore de dire. Tiens tu peux te servir, pardon, je ne veux pas déranger. Elle ne demande plus d’aide quand elle en a besoin, préfère faire seule, quitte à faire mal, que de laisser faire, quitte à déranger. Alors quand elle pose les plats sur la table et qu’elle nous demande de nous servir, on la retrouve un peu avant de la voir disparaitre dans sa chaise, terrée dans le silence. Elle dit résignée que tout ça ce n’est plus pour elle, que pour tout ça elle a passé l’âge. Elle dit qu’il y a un âge où les gens comme elle sont dépassés, que les gens comme elle n’ont plus la force de lutter.
Face B
Extrait du texte :
Elle m’a demandé de servir. C’est le tintement des couverts, de la cuillère sur la faïence mais surtout le bruit de son regard, de la surface de ses yeux qui, si attentifs, s’assèchent. Lorsque, pour la énième fois elle m’a demandé de répéter ce que je faisais dans la vie, elle m’a dit qu’est-ce que tu fais rappelle-moi, qu’avec tous ses petits-fils ça se mélangeait dans sa tête, je n’ai pas su répondre. Et peut-être que mon silence a forcé sa mémoire car en voulant le combler, le silence, elle a fini par la retrouver, la mémoire. Parce qu’elle a dit que la dernière fois que j’étais venu, ça avait été l’écriture ma réponse, que j’écrivais. Et elle l’a dit avec des grands gestes, pompeux le gamin de vouloir écrire.
Ça nous rend plus vivants est une installation vidéo de 7 minutes. En partant d’un fait divers, un personnage se raconte. On l’écoute divaguer et déambuler à travers différents espaces de la ville, de la plage au skatepark en passant par la promenade, le personnage tente de se souvenir de son enfance. Deux histoires se superposent dans un même lieu pour ne former qu’un portrait, celui de l’adolescence.
Le dispositif de la multiple projection (3 écrans) impose une déambulation, aussi bien du corps que du regard à travers des espaces filmés en plan fixe. La voix du narrateur devient alors secondaire dans la navigation de chacun, comme une voix accompagnant le spectateur.
En s’inspirant d’un fait divers, cette installation a pour but d’abstraire le réel pour en restituer des indices, des traces. Un récit incarné par plusieurs témoignages fictifs tente de reconstruire l’événement. Les photographies imprimées en plusieurs couches de calques morcellent l’idée du lieu qui aurait accueilli l’action. Le spectateur devient un acteur dans la reconstruction de ces fragments de récit en ajoutant sa propre subjectivité, et donc sa propre version de l’événement. Ce qu’il restera questionne le fait divers érigé en mythe lors de son entrée dans l’imaginaire tant collectif qu’individuel. Comme un morcellement de points de vues autour d’un même évènement, dans une tentative d’approcher d’une forme de vérité par la multiplicité des poins de vues.
Extrait d’un texte :
Le gamin a sauté bizarrement comme s’il avait perdu l’équilibre avant de se lancer. Il venait souvent ici pour regarder ses amis sauter, lui le faisait très peu. Quand je l’ai vu en haut, je pensais qu’il était là uniquement pour la vue, pas pour les sensations. Quand on saute de trente mètres il faut être béton à l’arrivée. J’ai juste entendu l’impact.
Extrait d’un texte :
On vient là pour le calme, pas pour les entendre crier toute la journée. On essaye de réduire l’écho en se tenant à l’écart. Parfois il y a des cris plus forts que d’autres. Ce jour-là ça nous a déchiré les tympans. Quand on est allés voir, il y avait du monde à l’eau. On a essayé de comprendre avant de retrouver nos affaires qu’on avait laissées seules.
Extrait d’un texte :
Je lui avais dit qu’on ne joue pas avec ces choses-là. Il saute sans chaussures, personne ne fait ça. Ça m’a foutu un coup. Trois étés qu’on se connaît, que je lui dis de faire attention. Je n’ai pas compris, il a sauté alors que je lui parlais. Bizarre. J’étais un peu sonné, j’ai mis du temps à réagir.
Et après est un face à face, une exploration de deux comportements à travers deux temporalités. Le protagoniste s’apprête à passer un entretien d’embauche. Soudain, il doit se faire face, plus âgé, se rencontrer à 30 ans, répondre aux questions que lui même se pose, trouver des réponses dans les silences, les non-dits.
Avec Leon David Salazar et Justine Salamin. Scénario, réalisation, image et montage : Eliot Ruffel Son : Philomène Lacroix, Ines El Mansouri, Leelou Mathey-Doret. Mixage : Alan Smithee Production : HEAD – Genève, Art Visuels, option Information/Fiction. Réalisé dans le cadre de l’atelier comédiens avec Christelle Lheureux, octobre 2020.
Et pourtant j’étais là est une série photographique réalisée à partir de mes archives familiales. N’ayant aucune mémoire de mon enfance jusqu’à l’âge de 11 ans, j’ai entrepris de me replonger dans ces photographies. Les retravailler en m’effaçant participe à l’idée d’imposer une mémoire personnelle à une mémoire collective. Ce retrait interroge le statut de « témoin historique » que possède l’image vernaculaire. Elle révèle l’aspect instable des souvenirs et leur reconstruction à partir de sources visuelles (archives photographiques, vidéos et récits contés). Cette série devient alors une histoire parallèle de ce qu’il reste, à défaut de ce qui a été. Comme une archive parallèle à l’image de ma mémoire.
Le bitume fond quand la chaleur se fait insupportable. Je peux le voir quand le sol se met à onduler au loin. Le bitume ça sent quand ça crame. Des fois on a les pieds qui collent, on a peur de rester bloqués, alors faut marcher vite, sinon on s’en sort jamais. Tout le monde marche l’été mais personne ne sait où il va. L’autre jour, on m’a assuré que c’était la canicule du siècle, comme chaque année d’ailleurs. Et comme chaque année, on a l’impression d’étouffer un peu plus, que la ville se rétrécit et que nos corps s’écrasent sur le sol. À force de s’écraser on va finir par disparaitre.
Mon trajet quotidien pour aller m’échouer sur les galets de la plage a changé depuis que le tabac où j’achetais mes clopes a fermé pour l’été. Je suis resté devant en pensant être arrivé trop tôt, au bout de 30 min j’ai compris qu’il n’ouvrirait pas. Mes clopes je les achète le matin, quand l’air est encore frais. La chaleur ça me passe l’envie d’aller en acheter quand j’en ai plus. Je préfère y aller le matin, il y a moins de monde, mais surtout je retrouve toujours les vieux du coin. Eux aussi ils préfèrent le matin ; à midi on les retrouverait desséchés. Ils viennent faire un brin de causette, et nous les gamins on peut pas refuser. On pense à nos vieux quand on leur parle, on se dit que ça fait longtemps qu’on les a pas appelés. Alors à la place on parle à ceux qui ont des petits enfants aussi ingrats que nous. C’est pas le tabac qui va me manquer, mes clopes je les trouverai ailleurs.
Des fois quand je reste trop longtemps allongé sur les galets, j’ai l’impression de fondre et de devenir le ciment liant les pierres d’une douche à l’italienne. Ma bouche c’est l’évacuation.
Certains vivent pour l’été, d’autres survivent. Parce qu’on se fait chier l’été, et si d’autres disent le contraire c’est que leur été est trop court. Le notre est interminable, on sait même plus quoi en faire, on aimerait en donner à ceux qui voudraient du rab. À force de trop en avoir eu, on sait plus quoi en faire. Les parents ils nous disent d’en profiter, et nous on pense le faire. Et puis l’été suivant on se dit qu’on l’a pas assez fait.
Ce que j’aime faire l’été c’est marcher sur la jetée avec mes écouteurs, sans musique. Personne me fait chier et j’écoute les gens parler, ça m’amuse toujours. Une fois j’ai entendu un truc que j’aurai aimé ne jamais avoir entendu. Un vieux racontait sa vie en remontant sa ligne vide. Rien au bout, pas même une algue. Il racontait qu’il avait du se débarrasser d’une portée de chat, t’aurais vu le nombre que ça faisait il a dit. Je suis pas un grand fan de chat, mais savoir que ce gars avait dû en broyer 2-3 dans un sac pour étouffer les bruits ça m’a fait réfléchir. Depuis je marche plus sur la jetée, je me contente de la regarder de loin, musique dans les oreilles.
Les habitués on les reconnaît à leur peau. Leur capital soleil épuisé, ils ont la peau caramélisée, criante de peur de se déchirer. Ils se tartinent de crème indice 50 pour compenser le fait de l’avoir oubliée avant. On les reconnait aussi parce qu’on leur dit bonjour. Comme quand un joueur de foot salue la pelouse avant de rentrer sur le terrain, on salue les anciens avant de fouler les galets. Faut voir quand on oublie de leur dire bonjour, ils ruminent ça toute la journée et quand on part ils nous gueulent au revoir. Le lendemain on oubliera pas de dire bonjour, de sourire. Comme on oubliera pas d’appeler nos anciens.
He was tired, all day long he was waiting for that time, when his eyes will turn off. For him, it was a way to think about something else. Not to think anymore. You know, life’s hard. That what he’s used to say to his daughter. She left him, not his daughter, his wife. Sleep is the only way to slip away from reality. Sometimes he dreams, but can’t even remember when he wakes up. He may be doing crazy things in his dream, but he will never know.
Been dreaming about you last night You or someone else, doesn’t matter.
My mom told me she can remember all the dream she had since she was 25. She has a notebook where she writes them. Crazy. The only thing that I can remember of my last night, is that it was shitty. I never sleep in a row. Always wake up at 3 a.m. Fuck it. I’ve been seeing things in my street that nobody has ever seen. There was a guy, wandering in my street. Not a man you can trust. He had a scar on his face and a pants on his knees. He looked drunk, I swear. But I watched him all the street long. He was walking slowly, as slow as possible. At that time this was beautiful. Him, not knowing I was watching him. He felt free to be himself at 3 a.m. And only at 3 a.m. Now, when I wake up in the night, I go for a walk and I feel this, liberty.
Last week, a friend told me that last night he saw a murder, « can you believe that ?». That’s what he said. The answer was no. I didn’t believed him, he seems that kind of guy, one day being a soccer player, the other being Pablo Escobar, another one being a « son of god ». Fuck it. But night was the best moment to murder someone. Not so dumb. I asked him if he knew or if he had seen the murder. The answer was no. He didn’t trust me. I’m as that kind of guy, one day listening other’s stories, the other being thinking about it, and another one being telling to someone else this story.
Récits croisés est une installation sonore et visuelle. Des enceintes diffusent des récits de vies à tour de rôle telle une partition. Un objet précis est éclairé lors de la diffusion du son qui lui est associé. Au contact de la narration, les objets se chargent de sens et sont érigés au rang de reliques de par leur exposition (mise en lumière) et de par leur installation (socle). Ces reliques contrastent alors avec la fragilité du quotidien qui est narré.
Ce travail explore la malléabilité des souvenirs et leur construction. Le dispositif, de par une projection entremêlée de textes et de mise en lumière d’image, impose un certain rythme ne permettant qu’une lecture partielle des souvenirs. Ce système reproduit le processus même de l’action de se souvenir, nécessitant alors de combler les manques et de se construire chacun, son propre souvenir. Le regard navigue entre les textes et les images comme il naviguerait entre divers souvenirs.
Extrait du texte
Elle avait les cheveux attachés. Mon père n’en avait déjà plus. Tous deux discutaient, sous mon regard inerte, ne cherchant pas à comprendre le sujet de la conversation. J’entendais, je n’écoutais pas. Elle était douce, il était rarement là. La cuisine était souvent vide, ou très vite désertée. Seuls ma mère et moi occupions cet espace. Son regard allait de ses casseroles d’où émanait une vapeur dense, à moi. Elle gardait toujours un oeil sur moi, de peur que je fasse une bêtise quand elle avait le dos tourné. À cet âge je n’étais pas très aventurier. Elle pouvait donc me tourner le dos sans s’inquiéter, mais c’est une mère, et toute les mères sont compliquées à rassurer. Ensuite mon père rentrait, en coup de vent. Et repartait aussi tôt après avoir échangé 2 phrases avec elle, puis moi. 4 phrases. Rien de plus. Comprenez que ça se résumait à des sommaires de nos journées respectives. Oubliez les détails. Gardez l’essentiel. Et vous voilà devant 3 monologues ayant comme approbation de simple hochements de têtes.
Il y avait du sang, ça et là. Mes frères eux étaient à côté, sans trop savoir quoi faire. Le sol était froid, mon sang lui, était chaud et séchait sur le sol. Martin m’avait pourtant dit : « va pas trop vite, fais attention ». Il était toujours de bon conseil, toujours sage, droit. Ça n’a pas vraiment changé. Je n’ai pas dû l’écouter. Ni mon vélo ni mon corps ne répondait à présent. Seule la douleur et le goût amer dans ma bouche me reste encore aujourd’hui. La douleur a un goût, avant ce jour je ne le savais pas. C’est un goût sans équivalent. Un mélange d’acide et de douceur, comme pour te dire que ça pique mais que ça va aller. « Souffle Eliot, ça ira mieux ». J’ai soufflé. Naïvement je pense. Et maintenant ça va mieux.
Parfois j’ai cette sensation, froide. Je me dis qu’elle vient bien de quelque part. Petit, je n’aimais pas l’été, ni le printemps. Je préférais avoir froid plutôt qu’avoir chaud et ne pas savoir quoi faire. En hiver, je me roulais dans la neige sous le regard inquiet de ma mère. Je ne savais pas trop si elle était inquiète pour ma santé ou pour mes vêtements. Les deux, je suppose. Et un jour j’ai compris que la neige fondait. Je construisait un igloo, pièce par pièce avec un bac en plastique blanc. C’était long. Naïvement je me suis dis que je finirais le lendemain. La neige fond. Encore plus quand il y a du soleil. Le lendemain, je sortis avec l’envie de finir mon « oeuvre ». Mon igloo était devenu un simple amas de neige informe. Tout était à refaire. Résigné. Maintenant je préfère l’été. Les châteaux de sable ne fondent pas, ils s’écroulent.
Je ne vous comprenais pas, je vous comprends pas. Vous étiez comme un passage obligé. « fais un voeux Eliot ». Je vous attends, encore aujourd’hui. Sous n’importe quelle forme, manifestez-vous.
J’attends encore que la petite souris ai une augmentation et me donne plus. J’attends encore d’être un grand, comme les adultes.
J’attends encore de devenir un basketteur, célèbre et riche, vous m’aviez compris. J’attends encore que les guerres s’arrêtent, que les gens s’acceptent, et que tout le monde soit heureux. J’attends encore tout ça, en faisant naïvement le voeux que mes voeux se réalisent. J’attends encore.
Je me souviens de l’air maritime de Normandie. Les longs trajets en voiture. Avec ma mère, mon père et mes frères. J’étais le genre d’enfant à demander « quand est ce qu’on arrive ?» toutes les 10 minutes. Ma mère était le genre de personne à me répondre « dans pas longtemps Eliot, dans pas longtemps… ». Mon père était le genre de personne à me répondre « On arrivera quand on verra la mer ». Mes frères étaient du genre à dormir. J’étais incapable de dormir en voiture. Alors je regardais le paysage défiler, je comptais les voitures jaunes, je serrais les dents à chaque rainure blanche sur le bitume, je survolais les arbres du regard sans que tout soit net. Donnez à un enfant 8h de route, il trouvera de quoi s’occuper. Mes frères lisaient, beaucoup. Moi je les regardais lire en pensant que plus je les regardais, plus j’allais m’imprégner de leurs lectures. Je lisais pas. J’ai essayé mais en vain. Je regrette maintenant. Voiture jaune. Ils étaient plus intelligents que moi, je le savais. Les tests de QI en étaient la preuve. Je n’étais pas stupide, j’étais dans la norme. Serrage de dent, rainure blanche. Toute ma famille me disait que j’étais différent. Par différent entendez « pas destiné à une école d’ingénieur ». Arbres flous, voiture bleu, rainures, dents serrées. Mes frères dormaient, toujours, avec un livre sur leur genoux remplit de bave coulant de leur sommeil. Mes parents parlaient, je n’entendais pas, je n’avais pas envie d’entendre, ni d’écouter. Voiture jaune, voiture bleu puis rouge, rainure, serrage de dent puis, mer.
Petit, j’aimais les sensations fortes. Plus j’avais peur, plus je me sentais vivre. L’être humain fonctionne comme ça. Je me sentais vivre quand je sautais d’une falaise dans l’eau. Je me sentais vivre quand je manquais d’air sous l’eau et que la surface était loin. Je me sentais vivre quand je faisais des grands manèges. Quand mon corps ne m’obéissait plus, que ma tête me disait d’arrêter. Alors je continuais, comme un enfant défiant les limites que son propre corps lui imposait. Comme ces enfants qui tombent, et se relèvent pour mieux tomber. Plus fort.
Le ballon était en mousse, le terrain en gazon, et moi en sueur. Sous le soleil des vacances d’été je jouais. Je n’aimais pas le foot. Mais personne voulait faire du basket. Je n’étais jamais le dernier choisi quand on constituait les équipes, je suppose que c’était bon signe. Toute cette énergie perdue dans un sport que je n’aimais pas. Au moins j’étais là. À courir derrière une balle. Sans trop savoir pourquoi. C’était un bon début.
Il s’appelait E.T. Comme tous les enfants j’avais un doudou. Il m’accompagnait partout, comme un compagnon de voyage. On était à nous deux E.T et Eliot. Il était ce que je n’étais pas. Il était la compagnie que petit je n’avais pas. Il était l’ami avec lequel il n’était pas nécessaire de parler, avec qui le silence avait ce côté rassurant. Un silence presque maternel. Je me rappelle de ce jour où je l’avais perdu ; je suis allé le chercher partout où il aurait pu être. E.T aimait les endroits calmes, on se ressemblait assez. Ce jour là je l’ai retrouvé, pour mieux le perdre 5 ans après, quand j’aurai enfin trouvé la compagnie que E.T comblait.
Ma mère avait pour habitude d’appeler ses parents tous les dimanches. Comme un rituel auquel elle ne manquait pas. J’admirais ce côté ponctuel, rigoureux voire psychorigide chez ma mère. Je n’étais pas à l’aise à l’idée de parler au téléphone. Ma mère dans l’élan lancé par celui de donner des nouvelles me tend le téléphone en disant « attends mais il est là je te le passe », je refuse. Trois fois sur quatre. Comptez en moyenne trois refus par mois soit un appel par mois. Depuis mes 4 ans jusqu’à mes 11 ans, 84 appels. Maintenant lorsque j’appelle, ça sonne, mais plus personne ne décroche.